Témoignage de Madame Catherine Mills

Catherine Mills Directrice département AES 1983
Texte

L’histoire de la filière Administration économique et sociale par celles qui l’ont faite

Anne Catherine Wagner

 

Catherine Mills, économiste, est l’une des fondatrices de la filière AES, Administration économique et sociale, qu’elle a dirigée jusqu’à 2005. Catherine MILLS en lien avec le travail collectif de tous ses collègues et la participation des étudiants a mené toutes les grandes réformes avec toujours le souci de l'intérêt des étudiants comme de la défense et la promotion de cette filière au recrutement plus démocratique. Dans cet entretien, elle revient sur le projet fondateur de l’AES et sur sa vision de la filière. Jacqueline Freyssinet-Dominjon, politiste, qui a enseigné en AES entre 1978 et 2002, apporte ses souvenirs en contrepoint.

 

 

Anne Catherine Wagner : Quels ont été vos débuts en AES ?

Catherine Mills : La filière s’appelait à l’origine Travail et Études sociales. Elle a une genèse prestigieuse : elle était dirigée par Gérard Lyon Caen, un juriste hors pair, un des plus grands professeurs de droit du travail français. Il avait conseillé la CGT, c’était un défenseur du droit des salariés. Je suis arrivée à l’université en 1968, comme assistante dans l’UFR d’économie et de gestion, et j’ai soutenu ma thèse en 1971. Mais comme j’étais une militante syndicale et une économiste marxiste, l’UFR de gestion ne voulait pas me titulariser comme maître assistante. C’est comme cela que je suis arrivée dans l’UFR12. C’était assez piquant. Quand Gérard Lyon Caen a vu que je n’étais pas recrutée en gestion, il leur a dit : « Puisque vous ne prenez pas vos économistes, nous, nous en avons besoin ! ».

Jacqueline Freyssinet : Je suis arrivée en 1978. Je venais de Grenoble. Mon mari, Jacques Freyssinet, venait de prendre la direction de l’ISST (L’Institut des sciences sociales du travail). J’enseignais à la fois aux syndicalistes de l’ISST et aux étudiants en AES. Les deux filières étaient très liées.

Anne Catherine Wagner : Est-ce que la filière était déjà autonome ?

Catherine Mills : Pas vraiment. Tous les TD et une grande partie des cours étaient faits par des enseignants d’autres départements. On n’avait pas de personnel administratif propre. Au début des années 1980, avec des collègues progressistes, on a monté l’AES à proprement parler, avec ses postes, ses locaux. C’était l’époque où l’AES se mettait en place au niveau national. J’ai été élue directrice d’UFR en 1983 avec le soutien des étudiants, du personnel administratif, de mes collègues et camarades et de nombreux amis de droit social, Yves Saint Jours, Michele Bonnechère, Isabelle Vacarie, et aussi de quelques figures historiques. Claude Vienney était un économiste assez frondeur, qui a fait entrer l’économie sociale et toute cette mouvance à Paris 1 : il a été très actif au début de l’AES.

Et il avait un très bon ami, Antoine Griset, sociologue, un homme formidable, un provocateur, qui animait en 1968 la section du Snesup de Paris 1 ; il a ensuite fondé Libération. Au sein de l’UFR12, on était une petite équipe très soudée, on a beaucoup travaillé. Les juristes progressistes, de gauche, nous ont rejoints, plutôt les maîtres de conférences. Les professeurs de droit, de leur côté, se regroupaient à cette époque dans le pôle juridique.

Dès l’origine, il y avait des historiens du droit du travail, notamment mon amie Claude Roure qui m’a tellement aidée. On avait aussi la chance d’avoir le soutien de Marcel David, qui avait fondé les Instituts du travail et dirigeait l’ISST.

Et progressivement, on a monté une UFR autonome. On se retrouvait autour de nos thématiques, le travail et la sécurité sociale, et de nos convictions. Il y avait une très forte cohérence intellectuelle. C’était une vraie pluridisciplinarité, quelque chose qu’on ne peut pas trouver ailleurs.

Le travail, c’étaient alors forcément des gens de gauche. La sociologie par exemple, c’était une sociologie très rebelle, qui sortait des sentiers battus. Un des enseignants avait été « établi » dans une usine. L’AES était très à gauche.

Anne Catherine Wagner : Les enseignants ou les étudiants ?

Catherine Mills : Les deux ! Et aussi les personnels administratifs. On venait en AES parce qu’on avait cette sensibilité. L’AES s’est fondée autour d’un projet de transformation sociale, pour promouvoir les droits des travailleurs. Ça bouillonnait. Lors des grandes grèves de 1986, une collègue juriste nous avait envoyé un message et on s’était retrouvé toute l’UFR au grand complet, toutes les disciplines, à la manifestation après le décès de Malik Oussekine. Les étudiants aussi étaient très sensibles à cela. C’étaient les plus engagés, avec les étudiants de science politique. Ils organisaient des débats, des conférences. Je me souviens que j’avais, comme étudiant de maîtrise Stéphane Rozes (qui est par la suite devenu directeur général du CSA). Il était à la LCR, il faisait partie d’un petit groupe de militants très actifs. La filière AES était souvent menacée par des projets gouvernementaux pour faire disparaître la pluridisciplinarité. Et c’était incroyable, les étudiants de première année s’étaient mobilisés, ils avaient fait des tracts pour défendre l’AES.

Jacqueline Freyssinet : C’était très à gauche ? Je ne me souviens plus de cela. Peut-être… J’étais syndiquée, mais sortant de l’UNEF, automatiquement, on se syndiquait. J’ai surtout le souvenir d’une équipe très conviviale, et d’avoir été très bien accueillie. On se retrouvait par exemple tous les ans au restaurant. Mais je ne me souviens pas qu’on parlait politique…

Anne Catherine Wagner : Quel était le public de l’AES ?

Catherine Mills : Il y avait deux types d’étudiants. Les étudiants qui sortaient du baccalauréat, et les adultes en reprise d’études. Les premiers, c’étaient des étudiants qui venaient de milieux divers, plus populaires que les autres étudiants de Paris 1. Les sorties d’amphi d’AES, ce n’étaient pas celles de droit ! Ils avaient quelquefois des parcours compliqués. Certains m’ont marquée. L’un était semi-loubard, je pense qu’il a été sauvé par l’AES. On s’était tous attachés à lui, les profs, les personnels administratifs, tout le monde l’entourait, et il était allé jusqu’au bout. C’était quelque chose de très important, de défendre cette vocation de promotion sociale, et d’ouverture culturelle aussi. Je me souviens d’un autre cas, quelqu’un qui n’avait aucune inscription nulle part, et on nous l’avait envoyé d’abord en auditeur libre. Un gars formidable. Il s’est accroché. Il travaille maintenant dans la culture, il dirige une association pour diffuser la culture.

Et puis il y avait en AES une deuxième filière, de « développement social », qui accueillait des adultes en reprise d’études, notamment des syndicalistes. Cette formation continue périclitait quand je suis arrivée.

J’ai travaillé avec des dirigeants intellectuels de la CGT qui m’ont soutenue pour remonter cette filière. On accueillait des gens qui n’avaient pas le bac, pour deux ans. Des syndicalistes extraordinaires, souvent imbattables en droit du travail ! C’était un énorme investissement pour eux de se remettre aux études, mais ils nous apportaient beaucoup, ils participaient aussi à la formation des étudiants.

Jacqueline Freyssinet : Pour moi les étudiants d’AES étaient des étudiants parisiens, différents en cela de ceux que j’avais à Grenoble. Mais ils ne me donnaient pas particulièrement l’impression d’être défavorisés.

Anne Catherine Wagner : L’AES, c’est une filière à part dans l’université ?

Catherine Mills : Oui, complètement. Par notre public, par nos convictions, notre pluridisciplinarité. Mais aussi par tout ce qu’on a mis en place. On a innové en matière de démocratie étudiante, on faisait des choses qui ne se faisaient pas du tout à l’époque. Après les partiels, à tous les niveaux, on faisait des commissions mixtes avec des représentants étudiants et les enseignants, pour faire le bilan du semestre. C’était important d’écouter ce que les étudiants avaient à nous dire. C’était magnifique. Pas toujours facile ! On était considéré comme l’UFR modèle par l’UNEF. Au point qu’un prof de l’université s’était inquiété et avait dit à propos de l’AES : « Non aux soviets partout ! »

On a monté beaucoup de choses innovantes notamment la communication, ou les langues à tous les niveaux. L’UFR s’est enrichie de la création de nombreux postes, en droit, économie, gestion, histoire, sociologie. Et on a eu cette chance folle d’avoir l‘arrivée de Gérard Couturier, professeur de droit social. Il a été formidable, il a reconstitué le département de droit social, et donné un nouveau souffle, notamment avec la création du DESS Juristes de droit social. Il a dirigé l’UFR, dans lequel il y avait deux départements, AES et droit social, et je dirigeais l’AES avec une certaine autonomie.

Jacqueline Freyssinet : J’étais la seule politiste de l’UFR, donc je faisais les choses à ma façon. Et pour moi la pédagogie est quelque chose de très important. Comme j’enseignais aussi à l’ISST, le fait de donner des cours à des adultes, ça m’avait donné des idées au niveau pédagogique. J’aimais faire travailler les étudiants en groupes. On faisait des expérimentations ; J’ai introduit l’idée qu’il fallait qu’en un an, les étudiants aient produit quelque chose, un entretien transcrit, un questionnaire, un dossier. Ça me paraît plus formateur comme travail de l’année qu’un examen de trois heures. Mon idée était qu’ils devaient avoir réalisé quelque chose, pas seulement faire un devoir noté. On faisait énormément d’enquêtes : un questionnaire sur ce qu’étaient devenus les anciens étudiants, sur les stages en AES... C’était à la fois pour former les étudiants, et pour avoir des réponses à des questions qu’on se posait sur la filière.

Anne Catherine Wagner : À quels débouchés préparait l’AES ?

Catherine Mills : À l’origine, notre UFR était très liée à l’ISST, où avait été créé un DEA, c’était le seul débouché pour quelques étudiants. On a alors monté des DESS dans différentes directions, en droit social, pour former les cadres du social, sur l’emploi. On organisait une préparation aux concours, notamment l’Inspection du travail.

On a monté ensuite le M2 COSS (Cadres des organismes du secteur social), qui forme à des métiers autour du social, du travail, des collectivités territoriales. C’est la vocation de l’AES. On a été obligé de coller aux noms des diplômes reconnus et de parler de ressources humaines, mais pour nous ce qui est central, c’est la vocation sociale.

Anne Catherine Wagner : Et la recherche en AES ?

Catherine Mills : C’était un peu le parent pauvre. En droit social, ils avaient leur centre de recherche et la bibliothèque. Puis, Myriam Tsikounas a créé un centre de recherche pluridisciplinaire, le Credhess, devenu Isor. Elle a monté une revue avec Rémi Lenoir, Sociétés et représentations, une très bonne revue. Mais il y a une tendance de chaque discipline à aller dans ses laboratoires. Les économistes sont allés au Centre d’économie de la Sorbonne.

Rémi Lenoir a ensuite fait rentrer le laboratoire de Bourdieu à Paris 1, et les sociologues l’ont rejoint. La recherche pluridisciplinaire, c’est difficile.

Cela dit, j’ai fondé une collection AES chez Montchrestien, avec des ouvrages pour les étudiants dans toutes les disciplines. En économie par exemple c’était l’idée de présenter une économie différente. Notre idée c’est que la pluridisciplinarité est une richesse incroyable pour nos étudiants. Il faut imaginer le nombre de choses qu’ils doivent intégrer en droit, en économie, en histoire, en sociologie avec toutes les exigences de chaque matière. Mais c’est aussi une richesse pour les enseignants, c’est un défi de confronter son point de vue à celui des autres disciplines. Je crois qu’on a vraiment construit quelque chose de tout à fait original et de très fort à Paris 1.

Jacqueline Freyssinet : La recherche en AES se construit aussi avec les étudiants, qui sont très inventifs. J’ai toujours cherché à articuler recherche et enseignement. Faire bénéficier les étudiants de nos recherches, et leur mettre la main à la pâte !