Témoignage de Monsieur Michel Pigenet
L’AES en mémoires.
Michel Pigenet responsable d’année en Master 1 AES de 1999 à 2016
Un historien ne devrait pas écrire ça… D’ordinaire, ce sont les souvenirs d’autrui que sollicite l’historien, averti des détours qu’emprunte la mémoire, voire des bons et mauvais tours qu’elle nous joue. Pour avoir lu le bel ouvrage dirigé par Nicole Maggi-Germain sur l’ISST, dont le passé éclaire tant de traits de son cousin germain, je mesure tout ce que réclamerait un retour sérieux sur l’histoire de l’AES à Paris 1. Me voilà donc pris au piège, six ans après avoir cessé d’y enseigner. Faute d’avoir plongé dans mes papiers personnels, je ne puis livrer qu’un récit incomplet, partiel et, probablement, partial, de dix-sept années d’enseignant-chercheur passées au sein de cette formation.
Parmi beaucoup d’autres, une image se détache. Conviviale et joyeuse, elle renvoie aux dizaines d’enseignants et d’étudiants réunis, un soir de printemps, au sous-sol d’un restaurant, pour rendre hommage à Catherine Mills, sur le départ, au terme de près de quatre décennies de bons et loyaux services, dont un bon quart de siècle à la tête de l’UFR 12. Rien de compassé ou de cérémonieux dans l’initiative accordée sur le mode festif à l’esprit de la filière et des relations qui y prévalent, Catherine y avait veillé.
Mes premiers pas en AES remontent à 1999. J’avais candidaté, cette année-là, en pleine connaissance de cause, sur un poste « d’histoire sociale du XXe siècle » rattaché à l’UFR 12, celle de l’AES à Paris 1. En provenance de Rouen, mon premier poste de professeur des universités, après un emploi de maître de conférences à Grenoble, lui -même précédé par près de deux décennies d’enseignement dans le secondaire, à Vierzon, puis à Louis-le-Grand, j’avais derrière moi, alors, une certaine expérience d’enseignement auprès de publics composites. L’AES… La filière n’avait pas très bonne réputation parmi les collègues. Navrés, quelques-uns s’inquiétaient déjà de ma carrière académique et de son devenir. Le pauvre ! Pensez, enseigner l’histoire à des étudiants qui ne font pas vœu de servir Clio… La légende noire d’étudiants étiquetés « faibles », euphémisme d’« inaptes » à l’université, allait de pair avec la stigmatisation, d’une UFR réputée « foutraque », ingérable et où on « se la coulerait douce ». Je n’en croyais rien, mais devinais les défis à relever, à commencer par celui des services à accomplir : entre les deux tiers et les trois quarts du total de mes heures d’enseignement, le reste concernant mes interventions dans des séminaires de maîtrise, DEA, puis master et doctorat d’Histoire en relation avec mon habilitation à diriger des recherches.
Ma mutation à Paris 1 procédait d’abord, en effet, du souci d’officialiser, en quelque sorte, mes liens avec le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CHS), devenu entre-temps Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Depuis ma soutenance de thèse d’État, en 1987, j’étais associé aux initiatives de ce laboratoire de référence pour toutes les questions au cœur de mes préoccupations scientifiques.
Une appartenance en bonne et due forme, entendre statutaire, m’ouvrait la perspective d’animation d’un pôle « travail » à créer à partir des thématiques bien balisées de l’histoire des mouvements sociaux et des classes populaires. À l’époque, rappelons-le, l’orientation n’allait pas de soi, y compris au sein du CHS, le seul, néanmoins, à pouvoir lui donner quelque consistance. Ce choix, affiché d’emblée, m’apparaissait complémentaire de mon engagement pédagogique à la « 12 », où l’on tenait pour centrales les problématiques du travail qui, plus que d’autres, se prêtaient, de surcroît, à la pluridisciplinarité, vertu cardinale de l’AES.
Nuançons. Ce qui était la règle, j’y reviendrai, du côté de l’enseignement ne le fut jamais en matière de recherche. J’accepte ma part de responsabilité dans ce manque, que contrariait la trop forte pente disciplinaire des laboratoires auxquels participaient la plupart des collègues en l’absence d’alternative crédible. Si Myriam Tsikounas sut convaincre nombre d’entre nous de publier dans Sociétés & Représentations des articles, le CREDHESS, ancêtre d’Isor, n’était pas en mesure de réaliser son ambition initiale de fédérer l’UFR autour de projets scientifiques communs. Lui-même, bon gré mal gré, s’est résolu à intégrer des laboratoires plus étoffés, un temps le CHS, puis le Centre d’histoire du XIXe. Restaient les coopérations au coup par coup : journées d’étude, colloques ou programme de recherche. Convaincu de l’importance du droit et de ses usages par les acteurs sociaux, j’aurais aimé mieux profiter des opportunités qu’offrait la fréquentation de spécialistes du droit social et du travail. Hormis les échanges toujours fructueux, lors de colloques, avec Norbert Olszak et le regretté François Gaudu, l’un et l’autre de Paris 1, mais extérieurs à l’AES, force est d’admettre que la cordialité des relations entretenues avec les juristes de l’UFR, les coopérations scientifiques véritables datent de l’arrivée tardive de Pierre-Yves Verkindt. Le constat vaut pour les économistes, à l’exception notable de Jérôme Gautié, cependant que l’excellence des liens noués avec les sociologues a plus facilité les convergences pédagogiques que la mise en commun des recherches, quand bien même nous nous lisions et, à l’occasion, nous invitions dans nos séminaires respectifs.
Ces regrets posés, mes cours et TD en AES furent pleinement ceux d’un enseignant-chercheur attentif à transmettre les résultats de ses investigations scientifiques. Tout m’y invitait, on l’a dit, dans une UFR dédiée au travail et aux études sociales. Je dois ajouter que le mouvement ne fut pas unilatéral. Ainsi la demande pédagogique a contribué à infléchir mes questionnements vers les usages du droit par les acteurs sociaux, la protection sociale et les relations professionnelles.
Responsable, dès 1999, de la maîtrise AES, je découvrais une organisation conçue sur le modèle de rigueur en droit-gestion-économie, différente de son homologue historien, tournée vers la formation à la recherche par la recherche. Chemin faisant, je réalisais vite, l’importance stratégique de ce carrefour, dont l’existence, dotant l’AES d’un second cycle, consolidait son statut de composante à part entière et proposait à ses étudiants un authentique cursus universitaire. Cette perspective n’enthousiasmait pas, pour le moins, les technocrates du ministère, pressés de les cantonner à un « bac + 3 » définitif. Tous les quatre à cinq ans, ces réticences perçaient sous la plume d’évaluateurs anonymes exercés à opposer l’efficacité du premier cycle aux « incertitudes » et « incohérences » de la maîtrise-master. Je partageais la lassitude des collègues associés au rappel de nos résultats que nous rédigions dans un mélange des langues de bois et de coton qu’affectionnaient nos interlocuteurs.
Par-delà les contraintes du pensum, la procédure nous obligeait toutefois à profiter de ce regard extérieur, rien moins que bienveillant, pour réfléchir aux améliorations à apporter à l’agencement de nos enseignements.
Au fil de ce genre d’épreuves, j’appris à « militer » pour l’AES. Le vocable serait incongru s’agissant de toute autre UFR, dont les membres n’ont à se préoccuper que de promouvoir la discipline avec laquelle elle se confond. Ici, un peu d‘histoire n’est pas inutile.
La « 12 » est née en 1971 du volontarisme de Gérard Lyon-Caen, professeur de droit social acquis à la pluridisciplinarité et qui l’institua par la réunion de son UER juridique Travail et questions sociales avec le Centre d’études sociales issu de l’ISST, où elle était de règle. Sous le titre d’UER Travail et études sociales, la nouvelle entité, ancêtre de l’UFR 12, indiquait son orientation vers les thématiques du travail et des politiques sociales. La maintenir et l’enrichir n’allait pas de soi face aux vents contraires, redevenus dominants à l’université, des replis et commodités disciplinaires, prêts à s’engouffrer par les moindres interstices de l’UFR.
Les tenants d’une AES réduite à la licence n’étaient pas les moins sceptiques envers une pluridisciplinarité, trop ouverte sur les sciences sociales, leurs savoirs et méthodes, au détriment d’enseignements jugés plus « pratiques ». Plus d’une fois, il fallut batailler ferme pour obtenir la confirmation, de la licence à la maîtrise-M1, du caractère « fondamental » de ses quatre piliers : le droit, l’économie, l’histoire et la sociologie. La reconnaissance de leur égalité, elle-même, demanda du temps. En 1999, le couplage systématique cours-TD ne valait que pour le droit et l’économie. En histoire et en sociologie, l’obligation ne valait que pour les cours, imposant aux étudiants de sélectionner laquelle des deux matières donnait droit à des TD. Au vu de l’intérêt pédagogique de ces derniers, la limitation était on ne peut plus préjudiciable, mais l’argument se heurtait à la sempiternelle loi des « moyens constants ». Le verrou finit par céder et la généralisation des cours-TD, expérimentée dans les « enseignements fondamentaux » de M1 en 2009, fut étendue en L1 cinq ans plus tard.
L’évolution n’avait de sens que dans une perspective pluridisciplinaire, dont la réaffirmation s’avérait nécessaire au regard de deux dangers permanents. Le premier découlait de procédures de recrutement sur lesquelles la « 12 » avait beaucoup moins la main que ses homologues à forte identité disciplinaire. Calquées sur les sections du CNU, la composition des commissions de spécialistes, en charge de classer les candidats aux postes destinés à l’AES, reflétait parfois les rapports de forces entre écoles et laboratoires de la discipline concernée et garantissait mal la prise en considération des besoins de la « 12 », pourtant spécifiés par les fiches de postes. Ce qui ne manquait pas de produire une délicate disparité des centres d’intérêt des collègues, souvent peu familiers, au départ, des thématiques prioritaires de l’UFR. La plupart, fort heureusement ont joué le jeu et conçu leurs cours et leurs TD en conséquence, sans sacrifier, je le crois, leurs recherches personnelles. L’autre danger, non moins spécifique à l’AES, résultait du turnover inhérent au défaut persistant de légitimité académique de la filière. Il se manifestait à travers l’augmentation progressive, mais irréversible, du nombre d’heures effectuées dans l’UFR de référence disciplinaire, celle que ses liens avec l’école doctorale et les laboratoires adossaient à la recherche vivante.
Ces mutations de fait, internes à Paris 1, canalisées par des liens plus ou moins arbitraires et informels de connivences, privaient la formation d’une partie de ses forces vives. Rarement officialisées, elles continuaient de rattacher à l’AES des collègues qui ne s’en souciaient guère, mais usaient néanmoins du droit de peser sur son devenir. J’ai le souvenir d’assemblées générales où ils n’étaient pas les derniers à prendre la parole…
Les débats sur les objectifs de la « 12 » et les modalités de leur mise en œuvre, réactivés à la fin des années 2000, ont permis de contrer ces tendances centrifuges, que ne suffisaient pas à atténuer les réunions annuelles de répartition des services, réduites à de simples séances de vérification des horaires et d’énumération des intitulés de cours. L’actualisation des maquettes exigée par les demandes d’habilitation fut l’occasion de faire le point sur les connaissances et les méthodologies enseignées. À l’échelle de l’UFR, elle conduisit à en préciser les contours : les domaines complémentaires du travail, de l’emploi, des relations professionnelles, de la protection sociale et des politiques sociales. Dans cette optique, il fut rappelé que la pluridisciplinarité appliquée ne consistait pas à « produire » des juristes, des économistes, des historiens ou des sociologues, mais à doter nos étudiants de savoirs et de compétences supérieures, sur les questions où nos regards se croisaient, à celles de leurs camarades de licences et de masters monodisciplinaires. À cette fin, les programmes furent revus en vue d’améliorer leur articulation, année par année, tandis que chaque discipline travaillait à la meilleure façon d’organiser l’enchaînement des années. En histoire, la révision s’opéra, du L1 au M1, selon le double principe de progression chronologique et de spécialisation croissante.
Aussi constitutive soit-elle de l’identité de l’AES, la pluridisciplinarité ne saurait la résumer. L’attachement de ses membres, enseignants et administratifs confondus, doit beaucoup, aussi, à ce qu’elle est et se revendique filière de réussite. Si j’osais un mot galvaudé, j’écrirais que telle est son excellence. Aucune autre composante de Paris 1 n’accueillait un public aussi hétérogène que le nôtre, constitué pour une large part d’étudiants dépourvus des codes sociaux et culturels de l’université. À ce titre, sa mixité sociale, que l’on évitait d’interroger ailleurs, a pu servir d’alibi et d’argument un rien hypocrite à nombre de bonnes consciences élitistes. Des preuves ? L’AES a longtemps proposé, à cheval sur la licence et la maîtrise-M1, une mention « Développement social » en 2 ans qui, nonobstant une dénomination entachée de paternalisme, s’adressait aux salariés, fréquemment militants syndicaux, en reconversion et décidés à reprendre leurs études. Mêlés aux autres étudiants, on les reconnaissait à leur âge et par leur participation, indice d’une belle soif d’apprendre et d’une maturité marquée au coin de l’expérience. Une pédagogie active adaptée, inspirée de celle pratiquée à l’ISST, prévoyait un suivi à la fois personnalisé et collectif, ainsi qu’une préparation spéciale à la rédaction d’un mémoire d’étude. Jusqu’au bout, j’ai œuvré à la préservation d’un « parcours » qui, dans les années 2000, commençait à s’étioler sous la concurrence de modules, dont la brièveté et la spécialisation, sinon le coût, correspondaient mieux aux schémas clés en main de la formation continue.
Les autres étudiants étaient de jeunes bacheliers. Au premier coup d’œil, cependant, les amphis d’AES différaient de ceux d’histoire, de droit ou de gestion. Ce que la lecture des fiches individuelles confirmait. Patronymes, adresses, lycées fréquentés, bacs décrochés et petits boulots exercés ne laissaient pas de doute sur l’origine populaire et la filiation étrangère de beaucoup. L’enquête menée par Anne-Catherine Wagner en 2007-2008 le dit plus précisément, notant que 49,5 % et 40,3 % des étudiants de licence AES étaient titulaires, respectivement, d’un bac ES et d’un bac technologique, en l’occurrence celui des sciences et techniques du tertiaire. Sans échapper à la lourde déperdition qui sévit parmi les inscrits de première année de toutes les UFR, le taux de réussite en AES était de 46 % en 2010.
Ce résultat enregistrait, en dépit de fluctuations d’une promotion à l’autre, la tendance à la progression au cours de la décennie. Les renoncements, par ailleurs, diminuaient fortement en L2 et L3, où la proportion des étudiants reçus parmi les présents aux examens bondissait autour de 70 %.
L’efficacité de la filière se vérifiait enfin au niveau de la maîtrise-M1, où les taux de réussite pouvaient dépasser 75 %. Le look des amphis témoignait lui-même de la familiarité acquise avec les codes étudiants de Paris 1, perceptible dans la relative homogénéisation vestimentaire ou l’expression orale, sans que les fiches individuelles ne montrent de rupture significative avec la sociologie du public de L1. Entre-temps, cependant, le recrutement s’était élargi, ajoutant à la moitié des inscrits titulaires d’une licence d’AES, 30 % d’étudiants issus des filières économie-gestion et 20 % d’autres passés par la politologie ou les formations à l’administration publique. L’ouverture comportait une dimension géographique, en direction des universités franciliennes, mais aussi du côté de la province, dont provenait la moitié des mastérisants de 2016.
Ce rayonnement s’expliquait par les débouchés offerts au sortir d’un M1 « carrefour » vers les ressources humaines en entreprise, la préparation aux concours de la fonction publique – attachés territoriaux, contrôleurs du travail, etc. – et les M2 professionnels ou recherches compatibles avec les parcours antérieurs d’AES. L’enquête d’Anne-Catherine Wagner auprès d’anciens étudiants de Maîtrise-M1 de la période 1998-2006, infirme l’idée d’un M1 cul-de-sac. Outre les 21 % de sondés toujours étudiants en 2007-2008, 45,4 % annonçaient un niveau « bac + 5 ». Les activités exercées relevaient très majoritairement des « professions intermédiaires » - 44,4 % - et de la catégorie des « cadres supérieurs ». Pour 35,5 %, elles avaient à voir avec les ressources humaines et, pour 21,8 %, du « social ». Plus de 70,8 % des enquêtés bénéficiaient d’un CDI et 8,5 % du statut de fonctionnaire.
Évoquer ces données participe du militantisme avoué plus haut. Je pourrais, et devrais peut-être, en rester là. Ce serait négliger l’ingrédient pédagogique. En la matière, les enseignants ne sont pas seuls en cause. L’affaire engage, et comment, le personnel administratif qui, en marge des amphis, mais au contact direct des étudiants et à leur écoute, graissent les rouages de la grande et fragile machine universitaire. Elle est aussi l’affaire des étudiants, partenaires essentiels du processus de transmission, dont l’efficacité bannit la passivité.
De ce point de vue également, l’AES a pu se réclamer de l’héritage reçu de l’ISST, où les principes d’une pédagogie active étaient inséparables de la volonté, fondamentalement politique, d’associer le plus grand nombre aux décisions le concernant. Telle est la fonction des conseils de gestion, dont la « 12 » n’a certes pas le monopole. S’il n’est pas rare que les décisions importantes qui s’y votent fassent l’objet, en amont, de réunions d’enseignants, il l’est davantage que ces derniers en débattent avec les étudiants. Ainsi en alla-t-il en 2009, au feu, il est vrai, d’une forte mobilisation nationale, mais encore, à l’échelle de l’UFR, cette fois, lorsque son autonomie ou ses spécificités majeures – pluridisciplinarité, existence d’une maîtrise-M1 – semblaient menacées. J’ai gardé dans mes papiers les courriers d’étudiants appuyant la généralisation des cours-TD à toutes les disciplines fondamentales.
Cette culture de la confiance et de la concertation a eu des effets positifs sur le choix d’une pédagogie en adéquation avec nos publics. Non dans le sens d’un recul des exigences de savoir et de rigueur, mais sur les moyens d’y parvenir.
Ce n’est pas la moindre de mes satisfactions que d’avoir pu amener des étudiants d’AES à se familiariser avec certaines archives, à toucher du doigt la complexité, les enjeux et les acteurs d’événements, de processus ou d’institutions, à saisir les interactions entre le social, le politique et le culturel. Au hasard de mes souvenirs me revient la réalisation de très bons travaux sur l’affaire Dominici, les femmes dans la publicité de journaux des années 1950, les ordonnances d’octobre 1945 ou d’août 1967 sur la Sécurité sociale, l'évolution de la question de la contraception dans les années 1950-1960, l’analyse historique d’ouvrages anciens de Touraine ou de Chombart de Lauwe comme de récits de Boudard ou d’Ernaux… Malgré la difficulté des obstacles à surmonter et le temps qu’elles consommaient, je n’ai jamais manqué de volontaires pour ces exercices qui, nécessitant curiosité, esprit pratique et d’initiative, valorisaient les diverses compétences de nos étudiants. Chaque enquête donnait lieu, en effet, à la rédaction de dossiers préparés en parallèle par deux à trois groupes, puis faisait l’objet d’exposés soumis ensuite à une critique collective. Sous d’autres conditions, les stages, orientés vers la découverte concrète du monde du travail et des entreprises, irréductibles à leurs « chefs », procédaient de préoccupations similaires. Partisan de longue date de ces allers et retours, expérimentés dès mes années-lycées, je n’en attendais pas un quelconque formatage, mais bien une observation formatrice des pratiques de travail, de son organisation, des conditions de mobilisation des savoirs et savoir-faire, des normes et des hiérarchies, des coopérations et des tensions à l’œuvre. Sans doute la barre était-elle un peu haute. La franchir aurait supposé de disposer de plus de temps, aussi bien du côté des tuteurs des entreprises que de celui des enseignants référents. En l’état, les rapports de stage que j’ai eu à évaluer demeuraient-ils, pour les meilleurs, sagement et strictement descriptifs.
Fallait-il aller plus tôt et plus loin sur la voie de la professionnalisation ? Sans même discuter de la polysémie du terme, les avis étaient partagés quand l’option allait de pair avec la remise en cause de la pluridisciplinarité ou procédait de la quête illusoire d’une adaptation des programmes au plus près « besoins », mouvants et pointus, du marché du travail. Était-ce bien là la mission d’une filière universitaire, au risque de se substituer aux formations courtes de type BTS ou IUT ?
Ne convenait-il pas, plutôt, de miser sur le solide bagage d’enseignements fondamentaux et de spécialisations progressives grâce auquel nos étudiants pourraient s’adapter aux évolutions et mutations qui ne manqueraient pas de se produire au cours de leur vie professionnelle ? Sur cette ligne, j’approuvais, en revanche, tout ce qui favorisait la reconnaissance de la valeur de nos diplômes et des compétences qu’ils certifiaient dans la vie active. Ce souhait n’impliquait, à mes yeux, aucune subordination de l’université en général et de nos programmes en particulier aux desiderata patronaux, trop vite assimilés en représentants exclusifs des entreprises et de l’économie. Être à leur écoute, oui, résolument, mais au même titre que d’autres acteurs et sans que cela leur donne « voix au chapitre », laquelle, si les mots ont un sens, reviendrait à leur consentir un droit d’influence.
Rien n’est jamais définitif. Et c’est tant mieux pour qui ne se résigne pas à l’éternel ordre des choses, surtout quand celui-ci laisse à désirer. La remarque n’empêche pas de tenter de préserver les acquis. Soit, pour ce qui nous occupe, ceux qui favorisaient l’ouverture de l’université à des publics nouveaux et facilitaient leur promotion dans la société. À la place qui était la sienne, l’AES y a contribué. Non sans mal ni obstacles ou défauts, on l’a vu. Depuis sept ans, déjà, la « 12 » a perdu sa qualité d’UFR qui la hissait au rang de composante à part entière de Paris 1.
Élection après élection, l’engagement de la défendre figurait au nombre des marqueurs de la continuité progressiste des coalitions présidentielles qui se succédaient depuis quatre décennies. Dans les années 2000, les nostalgiques de l’ancienne faculté de droit travaillaient, en compagnie de collègues gagnés aux impératifs confondus de la visibilité et de la notoriété, à un regroupement entraînant l’intégration de l’AES dans une vaste UFR juridique. Après une alerte en 2007, la question rebondit en 2010, dans le sillage du projet de création d’une École de droit de la Sorbonne (EDS). Elle rencontra l’opposition des collègues du département de droit social, inquiets de la place qu’on leur réservait dans le nouvel ensemble. En 2012, l’équipe réunie autour du nouveau président de Paris 1, que je soutenais et avec laquelle j’avais été élu au conseil scientifique, réitéra un ferme engagement en faveur de la « 12 ». La promesse vacilla, cependant, un an plus tard, alors que l’EDS accentuait sa pression sur une Présidence à la peine. Au sein même de l’UFR, les gages donnés aux collègues de droit social les rallièrent à la cause de l’intégration. Il fallait maintenant vaincre les réticences des « non-juristes ». Séducteurs, nos collègues insistèrent sur le prestige de l’EDS, dont ils assuraient qu’il ruissellerait sur l’AES. Moins conciliants, certains firent planer l’hypothèse, absurde au regard des règles d’organisation des services, d’une interruption des cours de droit dans une UFR désertée par ses juristes. Fort de l’appui de la Présidence, je fis valoir les risques d’une marginalisation, lourde de conséquences quant à la préservation de notre spécificité, de nos enseignements et enseignants, de notre capacité, enfin, à intervenir et être écoutés dans les instances de Paris 1… Intégration pour intégration, je demandais que l’on explore le compromis, avancé par Grégoire Loiseau, de « ponts privilégiés » avec l’EDS et que l’on explore l’alternative d’un rapprochement avec l’ISST.
Las, tandis que le Président m’autorisait à me prévaloir de son appui total peu avant une AG, j’appris quelques jours plus tard, que « sensible » aux raisons invoquées lors d’une rencontre avec les promoteurs de l’EDS, il levait son veto. L’affaire était entendue. Il ne restait plus qu’à négocier au mieux notre présence au sein de l’imposante UFR de droit. La disparition de l’UFR récalcitrante actée, l’AES, intégrée et rétrogradée au statut d’« Institut » en 2015, n’était plus un enjeu pour les juristes. Je ne certifierai pas que le libéralisme dont ils firent preuve à notre égard n’était pas proportionnel au peu d’intérêt qu’ils portaient à la formation...
Une page se tournait qui, à une année près, coïncidait avec mon départ à la retraite. De loin, je peux encore me réjouir de voir l’AES continuer malgré tout, mais d’autres sont dorénavant mieux à même d’en parler.